REFLEXION
Corps et sport : éduquer et penser
Frédéric Dor
25 juin 2018
Qu’est-ce que je me sentais bien sur le terrain ! Fluide, rapide, toujours dans le bon timing et d’une sérénité me permettant de faire les choix judicieux pour déstabiliser mon adversaire. Et quand je suis dans l’eau, une impression de glisse sans effort, une eau qui me porte et surtout qui fait corps avec moi. Je pourrais multiplier les exemples de sportifs décrivant cet état de bien être quand ils compétitionnent dans leur sport favori. Mais je pourrais aussi décrire cet état de bien être pour tout sportif, dès lors qu’il demande un effort régulier à son corps.
À l’inverse, combien de fois entendons-nous souffrir, craquer notre corps lorsque nous le mettons à rude épreuve. Combien de fois l’entendons-nous appeler, ce corps endolori par une activité physique imprévue et inconnue. Combien de fois l’entendons-nous crier, ce corps blessé parce qu’il est allé au-delà de ce qu’il peut et sait faire, faisant resurgir sa complexité dans son ordonnancement entre muscles et squelette.
Et puis la tête – le mental – comme on se plaît à dire aujourd’hui. Son rôle est majeur dans notre quête quotidienne pour pousser notre volonté, dépasser nos capacités du moment, s’engager dans l’accomplissement de soi. Cette tête qui nous joue des tours quand on voudrait être serein et que l’on dérive vers l’énervement, quand on voudrait la solliciter pour qu’elle guide nos choix et qu’elle se retrouve vide de tout alors qu’on la voudrait pleine de ces petits riens pour aller de l’avant. Car ne dit-on pas « fais le vide dans ta tête » pour pousser quelqu’un à se concentrer alors que justement il devrait y faire le plein de tout ce qui peut contribuer à son accomplissement, son plaisir du moment ?
Alors oui, penser le corps et faire penser le corps sont indispensables pour que la souffrance soit supportée et supportable, pour que les cris se transforment en moments de joie, de plénitude, pour que la tête s’inscrive dans cette même direction, en osmose et harmonie complète avec toutes les composantes de ce corps.
Le métier d’éducateur sportif est riche quotidiennement de cette quête du corps qui pense, de cette quête de comprendre ce qui permet au corps d’être pensé. Contribuer à installer des schémas moteurs dans les capacités des jeunes pour qu’ils apprennent l’équilibre, la coordination, la dissociation, la vivacité etc… Répéter, répéter et répéter encore ces gestes, ces attitudes, en jouant par exemple sur la vitesse d’exécution pour être à même dans la lenteur ou dans la rapidité de les réaliser. Quel plaisir de voir des jeunes et des moins jeunes vouloir progresser en mimant un champion vu ici ou là, en s’appropriant ce que l’entraîneur lui apprend pour que ce geste, ce pas, ce saut devienne le sien, et l’amener lorsqu’il se retrouve face à lui-même vers une perfection. Leur déliement est une beauté incomparable et mise en avant, qu’il s’exprime dans la grâce de la danse, de la gymnastique, de la natation synchronisée, dans les arts du cirque, dans une foulée… Il prend alors tout son sens et donne de l’extraordinaire à voir.
L’émotion que le spectateur ressent est à l’égal des sensations que dégagent le sportif. Ces sensations que chacun essaie de retrouver à chaque fois qu’il reprend une activité après une interruption volontaire ou provoquée. Et ces sensations sont multiples : légèreté, puissance, relâchement, sérénité … Comment les travailler ? Comment les faire resurgir si ce n’est en demandant à son corps de penser, de se rappeler le vécu antérieur, mais aussi de repenser à son corps pour que les chemins moteurs et sensibles se remettent en route, retrouve le plaisir d’exister.
Et que dire de cet apprentissage du corps qui pense, dans des exercices où il lui est demandé de reproduire à l’envers les gestes que l’on vient de faire à l’endroit. Ils permettent au corps de comprendre les états, les mouvements par lesquels il est passé et qui restent inconnus aux yeux de celui qui les a produits si on ne lui en fait pas prendre conscience. De même, si on vous demande de les faire les yeux fermés. Sans jeux de mots, que voyez-vous dans votre tête ? Et pourquoi n’a-t-on plus le même équilibre sur une jambe lorsque l’on ferme les yeux ? Le corps est bien un ensemble complexe dans lequel chaque composant à son rôle. Des champions dans leur discipline sont souvent incapables de décrire avec justesse la réalisation des mouvements qu’ils effectuent. Cette inconscience du mouvement n’est pas préjudiciable à la performance, à la beauté du geste. Elle ne veut pas dire que le corps ne pense pas ou que le corps n’est pas pensé. Elle révèle les mystères des connexions qui nous conduisent à être en mouvement.
Plus scientifiquement, les méthodes pédagogiques d’apprentissage vont chacune à leur manière dans cette direction de faire penser le corps et que le corps pense. L’approche analytique décrit que la séparation d’une action en une multitude de sous-actions permettra l’apprentissage du tout que représente l’action. Or cette séparation met au jour des interstices entre chacune de ses sous-actions qui ne seront finalement pas comblés et que le corps ne pourra donc pas s’approprier. L’approche cognitiviste stipule qu’à un stimulus correspond une réponse passant par une traduction du signal au niveau du cerveau. Chaque action est donc pensée même si le temps est très restreint. Or aujourd’hui, on sait que ce n’est pas la seule façon de réagir de l’organisme. Les réflexes de notre corps devant des situations inattendues peuvent-ils prendre le temps de passer par le cortex pour que la réactivité prenne place ? Peut-être se brulerait-on plus souvent, tomberait-on plus facilement, etc… L’approche écologique met l’apprenant dans un contexte globalisant, le plus proche possible de la réalité. Le corps apprend à se construire dans ce contexte. La tête apprend dans ce contexte à identifier les réactions appropriées. Le corps pense et la tête aide le corps à penser pour s’inscrire à chaque instant dans une adaptation imposée par la situation.
Mais que dire quand ce corps est tronqué, disloqué par les événements de vie. Cela empêche-t-il le corps de penser ? Cela empêche-t-il la pensée du corps ? Tellement d’exemples d’hommes et de femmes abîmés nous donnent des leçons de courage, de dépassement de soi, de réalisations imprévues. « Ils savaient que c’était impossible alors ils l’ont fait » nous a enseigné Mark Twain. N’est-ce pas cela le corps qui pense et la pensée du corps ? S’engager pour aller au-delà de ce que l’on se croit capable ? S’engager pour aller au-delà de ce que les autres nous croient capables de faire ?
Parce qu’il fabrique des hommes et des femmes de demain, l’éducateur se doit de prendre en compte cette dimension du corps qui pense. Il ne peut s’arrêter à en faire des répétiteurs de gestes et de mouvements codifiés. Ils sont produits dans un but de performance, d’accomplissement, mais pour que cette dimension s’exprime complètement et harmonieusement, la tête et les jambes doivent fonctionner de concert.
Éduquer, c’est permettre à l’autre de prendre un chemin sur lequel il sera capable de discerner ce qui fait sens. Apprendre à penser son corps, apprendre à son corps à penser, c’est l’éduquer pour qu’il nous transporte d’un bout à l’autre de la vie. Ainsi, nos anciens nous rappellent, lorsqu’on les met en situation d’activité physique, que l’oubli du corps est quelque part un oubli de la vie. Et que retrouver son corps, ou des parties de son corps, de pouvoir le penser et le faire penser à travers des gestes quotidiens, c’est continuer à donner du goût à la vie.
Crédit image : George Demenÿ, photographe, inventeur et gymnaste français d’origine hongroise, considéré comme le fondateur de l’éducation physique scientifique, ayant vécu de 1850 à 1917.
Les publications
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…Ils partagent et questionnent leurs réflexions, intuitions ou ressentis sur les thèmes : faire penser le corps, penser l’ondulation, ressentir les frontières corporelles, pétrir le corps, penser la respiration, déverrouiller le bassin et enfin penser la circulation. Ces réflexions mêlent le vécu et l’expérience, en immersion, à des références théoriques, en surplomb.